Pourquoi les CSP+ sont-ils surreprésentés dans l’Eglise en France ?



Depuis longtemps la question m'interpelle. Voici en vrac 15 idées de réponses possibles… plus ou moins simplistes et caricaturales… mais dont aucune ne me semble pleinement convaincante… à vous d’ajouter les vôtres !



1. Il n’y a pas plus de CSP+ qu’avant, ce sont juste les autres qui sont partis.
2. On s’interroge davantage sur le sens de la vie quand on a des choses à perdre, donc que l’on possède.
3. La foi n’est plus portée par la culture ambiante, donc nécessite des efforts importants pour la découvrir (formation, effort intellectuel, etc.)
4. Le saut de la foi implique une mise en sommeil de l’esprit critique, ce qui correspond davantage à l’éducation bourgeoise traditionnelle.
5. Ceux qui ont mauvaise conscience de leurs richesses se tournent vers la justification par la foi.
6. La spécificité du message évangélique par rapport aux valeurs « humanistes » n’a pas été assez annoncée pendant les 40 dernières années. 
7. On prête davantage d’importance à la transmission de ses racines dans les milieux bourgeois.
8. La piété populaire a été dévalorisée dans l’Eglise, il n’y a plus de modèle de foi populaire – un curé d’Ars ne passerait plus le séminaire aujourd’hui.
9. La culture catholique se rapproche davantage de la culture bourgeoise classique (peinture, musique, etc.) que de la culture populaire, ce qui la rend plus accessible à ceux qui ont été éduqués dans cette première.
10. L’Eglise a toujours été du côté des dominants.
11. Le catholicisme ne s’intéresse plus à la justice sociale mais au sociétal, ce qui l’éloigne du peuple pour qui ces questions sont secondes.
12. Le christianisme a historiquement attiré des classes sociale à la fois favorisées et conscientes de leur vulnérabilité (e.g. les femmes patriciennes dans l’empire romain) ; c’est le cas aujourd’hui de la bourgeoisie traditionnelle.
13. La fraternité est plus forte dans les classes populaires que dans les milieux favorisés, ce qui conduite ces derniers à la rechercher dans les communautés ecclésiales. 
14. Les classes moyennes sont davantage marquées par une culture « mass media » dont les valeurs sont largement contradictoires avec la foi chrétienne. 
15. Le saut de la foi implique une prise de risque (remettre en cause son mode de vie, regard des autres, etc.), moins facile pour ceux qui ont moins de ressources (confiance en soi, autonomie, etc.)

Addendum : une version étendue de ce billet, qui passe en revue chacun de ces points, a été publiée sur le site de la revue Limite :
"le catholicisme est-il substantiellement un truc de bourgeois"

ce qui nous unit...

Parfois, j’envie les gens qui ont des idées sur tout, tout de suite ; que penser du PS, du FN, des évêques, de la finance, de la Syrie, de la Grèce... Ceux qui réussissent à expliquer la plupart des situations à l’aide de quelques concepts bien sentis. C’est drôlement pratique les concepts pour avoir des certitudes… 
Un concept comme l’extrême-droite permet de ranger Marion aux côtés de Pétain ou Mussolini ; celui de socialisme François et Jean-Christophe au voisinage de Blum et Jaurès ; celui d’ultralibéralisme d’embrasser d’un mot d’un seul tous les maux du capitalisme d’aujourd’hui – s’évitant du coup de préciser ce qui est néfaste, à qui, pourquoi, comment, etc.

Mais j’admire ceux qui essayent de penser sans recourir à ces béquilles, qui cherchent à comprendre avant d’expliquer. 

Un maître en la matière est sans doute Michel Foucault, lui qui écrivit une œuvre magistrale sur le pouvoir et l’Etat en refusant obstinément de conceptualiser l’un comme l’autre. Non Foucault ne conceptualise pas. Il dissèque. On trouve notamment dans ses cours au collège de Francede 1978-1979 une enquête minutieuse sur ce qu’est le néolibéralisme, ses origines, comment et contre quoi ce corpus se construit, etc. Comme il le souligne, seul ce niveau d’analyse permet une critique qui ne rate pas sa cible :
« Adam Smith, Marx, Soljenitsyne, laissez-faire, société marchande et de spectacle, univers concentrationnaire et goulag : voilà en gros les trois matrices analytiques et critiques avec lesquelles d’ordinaire on aborde ce problème du néolibéralisme, ce qui permet donc de n’en faire pratiquement rien du tout, de reconduire itérativement le même type de critique depuis deux cents ans, cent ans, dix ans. Or, ce que je voudrais vous montrer, c’est que justement le néolibéralisme est tout de même quelque chose d’autre. » page 136

Il nous livre ainsi une synthèse précise du projet néolibéral, dans ses différences avec le libéralisme classique :
« Pour le néolibéralisme, le problème n’est pas du tout de savoir, comme dans le libéralisme de type Adam Smith, le libéralisme du XVIIIe siècle, comment à l’intérieur d’une société politique toute donnée, on pouvait découper, ménager un espace libre qui serait celui du marché. Le problème du néolibéralisme, c’est de savoir comment on peut régler l’exercice globale du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché (…) de rapporter, de référer, de projeter sur un art général de gouverner les principes formels d’une économie de marché. » page 137

En conclusion de cet ouvrage, Foucault revient sur les conséquences de cette vision néolibérale sur le lien social, au détour d’une analyse du rôle de la société civile chez Ferguson :
 « Le lien économique va, à l’intérieur de cette société civile où il peut prendre place, jouer un rôle très curieux, puisque, d’une part, il va lier les individus entre eux par la convergence spontanée des intérêts, mais il va être, en même temps, principe de dissociation. (…) Le lien économique va, -en quelque sorte en marquant, en appuyant, en rendant plus incisif l’intérêt égoïste des individus-, tendre à défaire perpétuellement ce que le lien spontané de la société civile aura noué. (…) Plus on va vers un état économique, plus paradoxalement le lien constitutif de la société civile se défait et plus l’homme est isolé par le lien économique qu’il a avec tout le monde et n’importe qui. » Page 306-307

Cela ne sonne-t-il pas d’actualité, cette dissolution des liens de base de la société par le lien économique ? A l’heure où même notre plus intime rapport à l’autre est outillé par des places de marché informatisées (aum, gleeden, tinder…), nos rencontres ne sont-elles pas souvent réductibles à la mise en relation de deux égoïsmes – comme dans tout lien commercial ? Où est l’oubli de soi ? Où est le courage ? Où est l’amour ?

Et une telle instrumentalisation du lien au service des intérêts égoïstes de chacun ne déborde-t-elle pas les relations entre individus pour toucher la nation tout entière ? Car s’il est vrai qu’une nation se constitue par un peuple, un territoire et la volonté de vivre ensemble, où est cette volonté aujourd’hui…  Avons-nous encore, même un petit peu, la volonté de vivre – au risque de mourir – ensemble ? Si, comme le soulignait Foucault à la suite de Ferguson, le lien économique, l’association des égoïsmes ne peut constituer la base d’une société civile, alors qu’est ce qui nous relit ? nous unit ? 


Pendant des années, cela allait de soi. Ce qui nous unissait ? Et bien une certaine idée de la France, de son histoire, de sa mission. Pas de contre-récit possible sans être refoulé hors de la communauté nationale. Puis, lorsque ce lien disparut peu à peu,  il fut de bon ton d’esquiver la question en s’abritant derrière un discours sur « le vivre ensemble », sans bien savoir ce qui dans ces termes transcendait une simple mise en commun de nos égoïsmes. 


Aujourd’hui où cette question ne peut plus être éludée, nos gouvernants semblent apporter en réponse des concepts à majuscule. La République. La Laïcité… des concepts que l’Ecole reçoit pour mission de transmettre et incarner. 


Au-delà de la faisabilité même de cette mission dans les conditions actuelles...
c’est, je crois, céder à une double illusion. 


Tout d’abord, des concepts ne forment pas un projet. Quelle est la volonté, le projet collectif que porte la France ? Devenir une République Laïque ? Elle l’est, depuis au moins 101 ans déjà. Rester une République Laïque alors ? Mais la simple volonté de conserver ce qui est – voire de restaurer ce qui a été – ne construit pas un projet pour l’avenir. 

Ensuite, ces concepts ne peuvent vivre hors sol, imposés d’en haut. On trouve une analyse passionnante là-dessus dans un récent bouquin d’Olivier Roy (à gauche sur la photo de couverture) avec Jean-Louis Schlegel (non, à droite ce n’est pas lui :). Au fil de ce livre sur sa vie se croisent ses rencontres avec l’islam politique et avec la gauche française. Curieusement,  ces deux expériences semblent aboutir à une conclusion similaire : une foi – au sens d’une foi explicitement religieuse tout comme au sens de convictions pré-politiques sur ce que doit être une vie bonne dans des institutions justes – ne peut que se vider de sa substance vitale lorsqu’elle asservie par une institution. D’où l’échec programmé de l’islam politique. Voyez l’Iran – pays sensément gouverné par la religion depuis 1979, pays où l’athéisme est aujourd’hui le plus répandu du Moyen-Orient en particulier dans la jeune génération. Voyez le mitterrandisme, tous ces militants associatifs portant l’espérance de faire advenir un monde meilleur devenus simples relais d’une politique d’Etat au sein de la fonction publique (notamment territoriale), ex-robins des bois travaillant pour le roi – bonus musical.

Il me semble que le bout d'une possible réponse est la foi. Notre pays ne manque-t-il pas de fois ? qu’elle soit foi religieuse ou simple foi en des valeurs qui transcendent et questionnent mon bien-être… La volonté de vivre ensemble ne se résume-t-elle pas partiellement à une question de foi : en quoi croyons-nous ?

Dans une société pluraliste, cette foi ne peut sans doute être que multiple. Car une foi personnelle ne vient jamais d’en haut, de l’Etat ni de Rome, jamais de façon imposée : pas de contrainte en matière de religion… mais de l'adhésion libre et personnelle à un système de valeurs partagé par un collectif, système qui me dépasse et que je vais incarner dans ma vie quotidienne et mes engagements. Donc, à priori, pas de raison qu'une seule et unique foi soit partagée ici-bas... Et dans une démocratie, chaque foi se doit d’en admettre d’autres, sans revendiquer l’exclusivité du bien, du bon - y compris d'ailleurs la foi humaniste laïque.

Mais si l’adhésion à des valeurs collectives reste bien perçue dans notre pays, la religion a elle mauvaise presse. Le mot vient pourtant du latin religare, relier. Et il me semble que la religion peut constituer un facteur d’unité, même pour ceux qui n’en sont pas, dans la mesure où cette foi nous met en mouvement pour rendre plus fraternel le monde qui nous entoure. Je connais trop peu l’islam pour en parler, et ne sais pas si chaque homme y est considéré comme un frère, quelle que soient ses convictions. Mais c’est bien le cas du christianisme, et notamment du catholicisme tel que réaffirmé dans la constitution Lumen Gentium : 
« [L’Eglise est] dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain ». 
Comme le soulignait François-Xavier Bellamy cet été, les chrétiens sont tous appelés à prendre soin du lien :
« en tant que chrétiens, il nous appartient de témoigner et de faire comprendre autour de nous la réalité de ce lien qui nous attache les uns aux autres ».
De par leur foi  - personnelle mais partagée et nourrie ecclésialement – des chrétiens forment la cheville ouvrière de tant d’associations de la solidarité et du lien social. Du secours catholique aux restos du cœur, du cinéma associatif à la chorale du coin. Ils ne sont pas dans une perspective communautaire du rester entre-soi, mais ouverts sur le monde. Souvent d’ailleurs aux côtés de gens inspirés par la foi communiste, à qui l’espérance en un monde meilleurs donne le désir et la force de transcender l’égoïsme. Toujours la Rose et le Réséda. 


Certes une foi peut aussi être dangereuse. En Europe, les fois patriotiques furent il y a cent ans le fourrier des charniers. Mais pour être brutal, ne crève-t-on pas aujourd’hui d’un déficit de foi et d’engagement plutôt que d’un excès ?

Enfin, un aspect important de la foi est sans doute son exigence interne de cohérence. « Montre-moi donc ta foi qui n’agit pas… » dit l’apôtre – dans  un passage que l’on pourrait traduire en français courant par quelque chose comme « eh bouffon, si tu crois et que ça change rien dans ta vie, elle est morte ta foi vieux ». La foi engage toute la vie, dans sa dimension relationnelle comme sociale ou politique. Le poète anglais John Milton liait audacieusement au XVIIe siècle vie conjugale et vie politique ; le droit pour un homme de se séparer de sa femme et celle pour un citoyen de son souverain. Aujourd’hui où sont banalisés le divorce comme l’abstention, nous avons peut-être besoin de revaloriser la fidélité. Revaloriser le lien, le fait de dépendre de. Abdiquer librement une partie de ma liberté en vue d’un plus grand bien. C’est je crois l’un des fondements du projet personnaliste d’Esprit Civique et des Poissons Roses.

N'est-il pas temps en France de revaloriser la foi comme l'une des rares sources qui nous restent d'engagement au service du lien, comme antidote au poison social de cette concurrence  des égoïsmes qui fonde l'anthropologie néolibérale ?

l'Allemagne et la puissance


En écho à l'actualité, deux extraits de mes livres de chevet du moment... Le premier souligne combien le projet européen inclut une domestication de la puissance allemande, au service notamment de l'impérialisme français - le passage ci-dessous est une analyse dans le temps-long, à partir des traités de Westphalie en 1648.
« Il ne faut jamais oublier ceci : c'est que l'Europe comme entité juridico-politique, l'Europe comme système de sécurité diplomatique et politique, c'est le joug que les pays les plus puissants (de cette Europe) ont imposés à l'Allemagne chaque fois qu'ils ont essayé de lui faire oublier le rêve de l'empereur endormi, que ce soit Charlemagne ou Barberousse ou [Hitler]. 
L'Europe, c'est la manière de faire oublier à l'Allemagne l'Empire. Et il ne faut donc pas s'étonner que, si l'empereur effectivement ne se réveille jamais, l'Allemagne se redresse parfois et dise : "Je suis l'Europe ; je suis l'Europe puisque vous avez voulu que je sois l'Europe." Et elle le dit précisément à ceux qui ont voulu qu'elle soit l'Europe, et qu'elle ne soit rien que l'Europe, à savoir l'impérialisme français, la domination anglaise ou l’expansionnisme russe. 
On a voulu substituer en Allemagne au désir d'empire, l'obligation de l'Europe. "Et bien, répond donc l'Allemagne, qu'à cela ne tienne puisque l'Europe sera mon empire. Il est juste que l'Europe soit mon empire, dit l'Allemagne, puisque vous n'avez fait l'Europe que pour imposer à l'Allemagne la domination de l'Angleterre, de la France et de la Russie." Il ne faut pas oublier cette petite anecdote lorsque, en 1871, Thiers discutait avec le plénipotentiaire allemand que s'appelait, je crois, Ranke et qu'il lui disait : "Mais enfin, contre qui vous battez-vous ? Nous n'avons plus d'armée, plus personne ne peut vous résister, la France est épuisée, la Commune a porté le dernier coup aux possibilités de résistance, contre qui faites-vous la guerre ?", Ranke a répondu : "Mais voyons, contre Louis XIV."
Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Leçon du 22 mars 1978.

Le second analyse le rôle de la puissance économique dans la reconstruction de l'Allemagne d'après-guerre, en ruine et ruinée, jusqu'à nos jours. La puissance politique lui étant désormais impensable, c'est sur le terrain économique qu'elle a pu redevenir une puissance. Ce n'est pas la volonté politique qui y institut le jeu économique mais, au contraire, c'est la bonne gestion économique qui y produit la légitimité politique. Encore lors de la réunification, c'est bien la prospérité économique qui a attiré les Länder de l'est avant un projet politiqueDès lors, il semble logique qu'elle conçoive la zone euro comme devant produire sa légitimité par une bonne gestion économique, et non comme une volonté politique devant primer sur les contingences économique - ce qui serait plutôt la conception française.
« Dans l’Allemagne contemporaine, depuis 1948 jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire pendant trente ans, il ne faut pas considérer que l’activité économique a été seulement une des branches de l’activité de la nation. Il ne faut pas considérer que la bonne gestion économique n’a eu d’autres effet et d’autre fin prévue et calculée que d’assurer la prospérité de tous et de chacun. En fait, dans l’Allemagne contemporaine, l’économie, le développement économique, la croissance économique produit de la souveraineté politique (…) L’économie produit de la légitimité pour l’Etat qui en est le garant (…) 
Et quand je dis cela, je crois que ce n’est pas encore suffisant, car ce n’est pas seulement une structure juridique ou une légitimation de droit que l’économie apporte à un Etat allemand que l’histoire venait de forclore. Cette institution économique, la liberté économique que cette institution a pour rôle dès le départ d’assurer et de maintenir, produit quelque chose de plus réel, de plus concret, de plus immédiat encore, qu’une légitimation de droit. Elle produit un consensus permanent, un consensus permanent de tous ceux qui peuvent apparaitre comme agents dans, à l’intérieur des de ces processus économiques. Agents à titre d’ouvriers, agents à titre de patrons, agents à titre de syndicats. Tous ces partenaires de l’économie, dans la mesure même où ils acceptent ce jeu économique de la liberté, produisent un consensus qui est un consensus politique (…)
Un Deutschmark solide, un taux de croissance satisfaisant, un pouvoir d’achat en expansion, une balance des paiements favorable, ce sont bien sûr dans l’Allemagne contemporaine les effets d’un bon gouvernement, mais c’est aussi, et jusqu’à un certain point c’est encore plus encore, la manière dont se manifeste et se renforce sans cesse le consensus fondateur d’un Etat que l’histoire, ou la défaite, ou la décision des vainqueurs, comme vous voudrez, venait de mettre hors-la-loi (…) L’histoire avait dit non à l’Etat allemand. C’est désormais l’économie qui va pouvoir lui permettre de s’affirmer.
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Leçon du 31 janvier 1979.


magie-stère




 « Magistère, nm. De magie car nul ne comprend vraiment les raisons de ses préceptes, et de stère car ces derniers sont aussi lourds à porter qu’une stère de bois [1]. »

Voilà en gros l’opinion que je pouvais avoir il y a quelques annéesLes débats du mois dernier sur le sujet m’ont à nouveau questionné. Aujourd’hui, j'ai moins de certitudes ; mais quelques convictions demeurent...


1.     Le magistère n’est pas un système disciplinaire [2].

La discipline ne laisse jamais faire. Elle organise un domaine dans lequel son pouvoir joue à plein et au sein duquel rien ne doit lui échapper. Toute chose y est répartie selon un code du permis et du défendu ; ou plutôt de l’obligatoire et du défendu. Même les plus petites choses doivent être réglementées. L’ordre consiste alors à empêcher tout ce qui est interdit et à réaliser tout ce qui est obligatoire. La bonne discipline vous dit, à chaque instant, ce que vous devez faire.

Le magistère ne doit pas être une discipline. Il est, me semble-t-il, de l’ordre de la carte. La carte qui ne prescrit pas un chemin déjà écrit d’avance. La carte qui me donne un moyen de voir différemment le monde qui m’entoure, me montre des écueils ou des difficultés qu’on ne soupçonnait pas d’avance…  Aide à s’orienter… Mais ne décide pas à ma place. Et puis parfois, la carte ne colle pas bien à la réalité du terrain ; de nouvelles constructions en sont absentes, des chemins autrefois praticables sont maintenant effacés – presque plus personne ne les emprunte. Carte en main, libre à chacun de choisir là où il va et comment s’y rendre.

2.     Le magistère n’est pas incréé.

Un magistère incréé, ce serait un magistère non écrit de main d’homme mais directement issu du divin – un peu comme le coran ;) Le magistère de l’Eglise catholique est, me semble-t-il, issu des hommes. Eclairés par Dieu, certes, mais écrit par des hommes particuliers, à un moment historique donné. Il n’est pas indemne des contingences de l’incarnation. Cela qui n’amoindrit pas sa valeur. Après tout, chacun ou quasi considère maintenant la bible comme un texte qui doit être lu sans oublier les conditions de son écriture. Comment le magistère pourrait-il être en cela supérieur à la parole de Dieu ?

Donc oui, la production de textes magistériels par des hommes célibataires et ordonnés, dans des conditions historiques particulières, influe nécessairement sur leur contenu. Mais oui, cela ne l’empêche  pas d’être « vrai » - au sens où la parole de Dieu est vraie. Vrai car recélant un appel pour chacun. Un appel à remettre en question mes conduites, un appel à davantage de conversion dans les différents domaines de ma vie. Un appel à ne jamais m’endormir dans la certitude de mon bon droit [3].






[1]  Toute ressemblance avec Mt 23 ne saurait être purement fortuite.
[2] Au sens de Michel Foucault ; ce paragraphe repose sur son cours au Collège de France 1977-1978 intitulé « Sécurité, Territoire, Population ».
[3] Et toute ressemblance avec Mt 25 ne saurait être purement fortuite non plus.

le visage de Vincent

Comme beaucoup, j'ai été saisi par la récente vidéo de Vincent Lambert. Peut-être car on y découvre un visage.
« Je pense que l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas. » (Emmanuel Levinas, Ethique et infini)
La médecine est une belle profession. Mais son problème premier n'est pas le visage. Ce sont les organes. Un médecin a ainsi affirmé que ses yeux tournés vers la gauche montraient l'état végétatif de Vincent Lambert. Il n'a pas vu de visage, juste des globes oculaires.
« Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : "tu ne tueras point". » (ibid.)
Voir en Vincent un visage, voilà ce qui peut-être suscite un effroi éthique. Le visage appelle, le visage parle.
« Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que "première personne", je suis celui qui se trouve des ressources pour répondre à l'appel (...). » (ibid.)
"Prends soin de moi", appelle le visage, prends soin du pauvre que je suis. C'est l'honneur éthique de notre société de prendre soin de tous ceux que le handicap, la maladie, un accident ont réduit à n'être plus que visage, des visages sans capacité. Dans le soin de celui qui n'a plus de qualités se mesure peut-être notre humanité ? 

le GPS ou le chemin ?

Au détour d'un entretien passionnant entre Antonio Spadaro et Jean-Miguel Garrigues, je retrouve employée l'image de Dieu comme GPS, déjà entendue en paroisse. 

Personnellement, je n'aime pas les GPS. Peut-être que je n'apprécie guère qu'une voix synthétique me dicte la voie à suivre, me retrouver au tournant à attendre ses instructions ? Je préfère, à l'ancienne, regarder la carte avant de partir - au pire sur les genoux en roulant, ou faire confiance à un copilote. Bref, que la décision au carrefour soit la mienne, ou celle d'une personne en qui je me fie. Je crois que je préfère me paumer en exerçant ma liberté que d'arriver à bon port en obéissant sans réfléchir. Sans doute un peu par orgueil, sans doute par entêtement... mais peut-être aussi pour comprendre, apprendre de cette route, et mieux y arriver une prochaine fois, ou pouvoir l'expliquer à d'autres. Me sentir responsable du trajet.

Et dans la vie chrétienne ? Il me semble que le Christ ne dédaigne pas anticiper un tantinet la route : "Quel est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ?" (Lc 14, 28) Qu'il ne nous parle pas en surplomb, comme la voix qui sort du GPS, mais qu'il s'adresse à notre liberté, qu'il la créé, la rend possible en nous libérant du mal pour que nous puissions librement choisir le bien. Et ces choix sont souvent compliquées ; pas simplement une petite voix à écouter, mais discernement, prière, relecture, accompagnement... 

Et si, plutôt que le GPS, Jésus était le chemin... ? Un chemin unique pour chacun, comme l'illustre la diversité du cheminement des saints. Un chemin beaucoup moins clair à suivre que la voix du GPS. Un chemin qui se découvre sous nos pas. Où l'on cherche aux croisements un balisage à moitié effacé voire contradictoire, où l'on essaie difficilement de faire correspondre la rectitude de la carte avec la réalité du paysage sous nos yeux. Un chemin où ce qui importe est de cheminer, en Christ, plus que d'atteindre une destination planifiée d'avance. Un chemin sur lequel faire route nous transforme peu à peu, nous dépouille, nous simplifie. Un chemin pour lequel tous les chrétiens ont reçu le sens de l'orientation, par le baptême et la confirmation !